À la fin du XIXᵉ siècle, Elizabeth Aubrey Le Blond ne voyage pas pour voir le monde, mais pour s’en libérer. Alpiniste, photographe et pionnière oubliée, elle gravit les montagnes comme on rompt avec les conventions. À travers le film L’Ascension de Lizzie Le Blond, la réalisatrice Sophie Chaffaut redonne corps à cette trajectoire vertigineuse, où le voyage devient une quête intérieure, un geste artistique et un acte de liberté.

Alpiniste, photographe, écrivaine, pionnière du cinéma de montagne, Lizzie Le Blond n’a pas seulement exploré les Alpes ou la Norvège. Elle a ouvert un passage. Vers la liberté, vers l’image, vers une manière d’habiter le monde autrement.
Longtemps reléguée hors du récit officiel, son histoire renaît aujourd’hui à travers le film L’Ascension de Lizzie Le Blond de Sophie Chaffaut, documentaire sensible qui mêle archives, enquête et geste intime. Plus qu’un portrait, le film devient un dialogue à travers le temps, entre une femme d’hier et une cinéaste d’aujourd’hui.
« J’ai une énorme dette de reconnaissance envers les montagnes, qui m’ont permis de briser les chaînes des conventions, mais j’ai dû me battre pour ma liberté. »
Elizabeth Aubrey Le Blond, 1928
Quand le voyage devient nécessité
Chez Lizzie Le Blond, le voyage n’est ni décoratif ni anecdotique. Arrivée dans les Alpes pour des raisons de santé, elle trouve dans la montagne un espace de transformation. Très vite, l’ascension devient une pratique régulière, presque quotidienne. Elle gravit, souvent en hiver, documente ses courses, photographie, écrit, publie.
Ce qui frappe, c’est l’absence de posture héroïque. Lizzie ne se met pas en scène comme une conquérante solitaire. Elle voyage entourée de guides, de compagnons de cordée. Le déplacement est collectif, même lorsque l’émancipation est intime.
Ses photographies, aujourd’hui conservées au Safari Museum au Kansas, témoignent d’un regard déjà extrêmement construit. La montagne n’y est pas un simple décor sublime, mais un espace de dialogue entre le corps, la technique et le paysage.
Entretien avec Sophie Chaffaut, réalisatrice

Autour du voyage et de la photographie
Guillaume L.
• Qu’est-ce qui, selon vous, fait basculer quelqu’un dans l’envie d’explorer, de partir plus loin que les routes tracées ?
Sophie Chaffaut
Je pense qu’il s’agit avant tout d’une envie de liberté, du besoin de se retrouver soi-même, de découvrir ses limites ou de se confronter à des situations où le dépassement devient essentiel. Dans la quête de l’ailleurs, il existe toujours une part de quête de soi. Je pense que cela a été similaire pour Lizzie, et que la montagne lui a permis de se libérer en tant que femme.
Guillaume L.
• Comment décririez-vous la sensation de ses premières ascensions : peur, joie, liberté, nécessité ?
Sophie Chaffaut
Lizzie est audacieuse. Très vite, elle réalise de grandes ascensions, dont de nombreuses hivernales, ce qui devient sa spécialité. Dans ses écrits, elle semble peu inquiète. Elle aime les difficultés, les passages techniques, les ponts, les cascades de glace, et cherche le grand alpinisme. Je crois que, pendant plusieurs années, la montagne devient une nécessité, presque son quotidien. C’est là qu’elle se révèle.
Guillaume L.
• Que cherchait-elle vraiment dans ces voyages : la prouesse, l’échappée, la solitude, ou une forme d’identité ?
Sophie Chaffaut
En allant en montagne, elle se libérait et créait. Elle ne recherchait pas la solitude. Ses écrits sont remplis de dialogues avec ses guides. Elle aimait partir en groupe, retrouver cette forme de camaraderie.
Guillaume L.
• Quels paysages vous semblent l’avoir le plus transformée intérieurement ?
Sophie Chaffaut
Elle ne l’a jamais exprimé explicitement dans ses mémoires, donc je préfère ne pas parler à sa place. En revanche, ce sont ses photographies de Norvège, des montagnes très enneigées, souvent conquises pour la première fois, qui m’ont particulièrement marquée. Certaines figurent d’ailleurs dans mon film L’Ascension de Lizzie Le Blond.

Guillaume L.
• Son parcours dit-il quelque chose de notre manière actuelle de voyager, saturée d’images et d’informations ?
Sophie Chaffaut
Je n’aurais pas tendance à tirer ce type de conclusion. À la fin du XIXᵉ siècle, les appareils photo sont encore rares en haute altitude. Son travail est profondément précurseur. Elle avait cette volonté de transmettre son amour des cimes par l’art photographique. Aujourd’hui, il me semble important de distinguer les photographes des personnes qui pratiquent une photographie amateure de la montagne. Les deux coexistent. Il n’existera jamais trop d’art, et la montagne pourra toujours être photographiée autrement, avec un regard artistique singulier.
Photographier pour transmettre
Chez Lizzie Le Blond, la photographie commence comme une archive personnelle. Puis elle devient un langage. Ses images circulent, sont remarquées. Elle travaille comme photographe, illustre des ouvrages, donne des conférences, notamment après la Première Guerre mondiale.
Photographier en haute montagne à cette époque relève déjà d’un défi technique considérable. Mais ce qui distingue Lizzie, c’est l’intention. Ses images ne cherchent pas à démontrer, mais à partager. À rendre sensible une expérience.

Guillaume L.
• Ses images étaient-elles d’abord des souvenirs ou un acte de transmission ?
Sophie Chaffaut
Dans un premier temps, il s’agissait d’archives personnelles. Très vite, Lizzie réalise que ses images plaisent et sont remarquées. Elle n’hésite pas à travailler comme photographe et conférencière. La transmission devient centrale.
Guillaume L.
• Si une seule photographie devait être sauvée, laquelle serait-ce ?
Sophie Chaffaut
Une photographie très forte symboliquement apparaît à la toute fin du film. Elle est prise par le mari de Lizzie, alors qu’elle regarde la montagne. À ce moment-là, elle a déjà renoncé à l’alpinisme, mais son regard reste intensément tourné vers les cimes qu’elle n’oubliera jamais.
Concernant les images prises par Lizzie elle-même, faire un choix semble impossible.
Guillaume L.
• Que nous apprend son travail sur la place des femmes dans la photographie d’aventure ?
Sophie Chaffaut
Il rappelle que les femmes dans la photographie d’aventure ont toujours été présentes, et qu’elles le seront toujours. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de remettre en lumière ces créatrices qui racontent la montagne avec un regard si affûté.
Voyager, parfois, c’est monter
Lizzie Le Blond ne voyageait pas pour s’extraire du monde, mais pour y prendre place autrement. Ses ascensions, ses images, ses écrits dessinent un itinéraire où le déplacement devient un acte de liberté.
À l’heure où le voyage est souvent réduit à une accumulation de lieux et d’images, son parcours rappelle une évidence simple et exigeante : certains voyages ne cherchent pas l’ailleurs, mais une justesse.
Et parfois, pour la trouver, il faut accepter de monter.

